Une Maman Peule
L'amour maternel véritable est universel et intemporel. En tous temps et tous lieux, le coeur d'une mère est le même : elle ne désire que le bien de son enfant et son bonheur en en lui donnant sa liberté afin de lui ouvrir l'avenir.
Amadou Hampâté Bâ est un grand écrivain du Mali et un Sage africain. Il est né à
Bandiagara au Mali vers 1900 ; il est mort à Abidjan le 15 mai 1991, peu de temps avant la parution de ses Mémoires. Il nous enchante par le récit de ses jeunes années qu'il évoque dans "AMKHOULLEL L'ENFANT PEUL",
ses Mémoires préfacées par son ami Théodore Monod et parues en septembre 1991 chez Actes Sud. Au début du siècle dernier il fréquentait l'école coranique et l'école française.
Après des études à l'Ecole professionnelle de Bamako, il doit rejoindre un poste dans
l'Administration coloniale Ouagadougou en Haute-Volta (de nos jours Burkina Faso) : nous sommes en novembre 1921. Amkhoullel - c'est son surnom peul - va aborder sa vie d'adulte... A
cette époque, Ouagadougou, c'était le bout du monde, l'aventure et l'inconnu pour un tout jeune homme ! ... Mais surtout pour sa mère qui décide de l'accompagner jusquà
Koulikoro.
Il nous parle avec tendresse et pudeur de sa maman, de leurs adieux au bord du fleuve Niger, des conseils qu'elle lui a prodigués avant son envol pour une nouvelle vie, loin du nid familial sous l'aile maternelle, loin de son pays.
Au moment du départ, il exprime avec poésie son affection et sa nostalgie :
« ... je me tournais instinctivement pour regarder encore une fois ma mère. Je la vis qui atteignait le sommet de la dune. Le vent faisait flotter autour d’elle les pans de son boubou et soulevait son léger voile de tête. On aurait dit une libellule prête à s’envoler. Peu à peu sa silhouette élégante disparut derrière la dune, comme avalée par le sable. Avec elle disparaissait Amkoullel, et toute mon enfance. »
Il conclue les deux dernières pages de son livre, retranscrites dans "Adieu au bord du fleuve" ci-dessous, par ces quelques lignes simples et sereines :
Adieu au bord du fleuve
« Le matin du départ, ma mère m’accompagna au bord du fleuve. Juste avant la rive, il fallait franchir une petite dune de
sable. Nous marchions en nous tenant par la main. Tandis que nous redescendions, tournés vers le sud, le vent du nord plaquait nos vêtements dans notre dos. Ma mère tint à monter dans la pirogue
pour vérifier de ses propres yeux que rien ne manquait à l’intérieur des roufs. Rassurée, elle distribua quelques derniers cadeaux et revint sur la berge. Me prenant par la main, elle m’attira un
peu plus loin. Là, elle me remit cinquante francs pour mes frais de voyage, puis, prenant mes deux mains dans les siennes, elle me dit :
“Regarde-moi bien dans les yeux.”
Je plongeai mon regard dans le sien, et pendant un instant, comme on dit en peul, “nos yeux devinrent quatre.”
Toute l’énergie de cette femme indomptable semblait couler d’elle à moi à travers son regard. Alors elle retourna mes mains, et dans un geste de grande bénédiction maternelle, à la façon des mamans africaines, elle passa le bout de sa langue sur mes paumes. Puis elle dit:
“Mon fils, je vais te donner quelques conseils qui te seront utiles pour toute ta vie d’homme. Retiens-les bien — elle marquait chacun de ses conseils en touchant le bout d’un de ses doigts:
“N’ouvre jamais ta malle en présence de qui que ce soit. La force d’un homme vient de sa réserve ; il ne faut étaler ni sa misère ni sa fortune. Fortune exhibée appelle jaloux. quémandeurs et voleurs.
“N’envie jamais rien ni personne. Accepte ton sort avec fermeté, sois patient dans l’adversité et mesuré dans le bonheur. Ne te juge pas par rapport à ceux qui sont au- dessus de toi, mais par rapport à ceux qui sont moins favorisés que toi.
“Ne sois pas avare. Fais l’aumône autant que tu le pourras, mais fais-la aux malheureux plutôt qu’aux petits marabouts ambulants.
“Rends le plus de services que tu pourras et demandes en le moins possible. Fais-le sans orgueil et ne sois jamais ingrat ni envers Dieu ni envers les hommes.
“Sois fidèle dans tes amitiés et fais tout pour ne pas blesser tes amis,
Ne te bats jamais avec un homme plus jeune ou plus faible que toi.
“Si tu partages un plat avec des amis ou des inconnus, ne prends jamais un gros morceau, ne remplis pas trop ta bouche d’aliments, et surtout ne regarde pas les gens pendant que vous mangez, car rien n’est plus vilain que la mastication. Et ne sois jamais le dernier à te lever ; s’attarder autour d’un plat est le propre des gourmands, et la gourmandise est honteuse.
“Respecte les personnes âgées. Chaque fois que tu rencontreras un vieillard, aborde-le avec respect et fais-lui un cadeau, si minime soit-il. Demande-lui des conseils et questionne-le avec discrétion.
“Méfie-toi des flatteurs, des femmes de mauvaise vie, des jeux de hasard et de l’alcool.
“Respecte tes chefs, mais ne les mets pas à la place de Dieu.
“Fais régulièrement tes prières. Confie ton sort à Dieu : chaque matin au lever, et remercie le chaque soir avant de te coucher.
“Tu as bien compris ?
— Oui, Dadda.
— Enfin, n’oublie pas, au cours de ton voyage, d’aller saluer nos parents à Diafarabé, Moura, Saredina et Mopti. Et dès que tu arriveras à Bandiagara, réserve ta première visite à Tierno Bokar *. Quand tu le verras, dis-lui ceci : Ma mère, ta petite soeur, me commande de venir me remettre entre les mains de Dieu par ton entremise. Tu as bien tout retenu ?
— Oui Dadda, sois tranquille. Je garderai chacune de tes paroles devant moi toute ma vie,”
En revenant vers la pirogue, nos pieds s’enfonçaient dans le sable fin. Avant que je ne m’embarque, ma mère récita la Fatiha et me bénit :
“Que la paix de Dieu t’accompagne ! Va en paix, que ton séjour se passe dans la paix, et reviens-nous ensuite avec la paix !“
Comme je disais : "Amîne ” elle pivota sur elle-même et reprit le chemin de la dune, marchant toute droite, sans se retourner une seule fois. J’avais l’impression qu’elle pleurait, mais sans doute cette femme si fière, que presque personne n’avait jamais vue pleurer et qui était peu habituée aux effusions, surtout avec son grand fils, ne voulait-elle pas que je voie ses larmes.»
A ne pas manquer sur le Blog de Ptite Part
Le Roi et le
Fou
Conte peul d'Amadou Hampâté Bâ
Notes
>> Amadou Hampâté Bâ est un merveilleux conteur à la mémoire fascinante, un homme d'une
grande culture servie par un itinéraire spirituel
d'exception. Il siégeait au Conseil exécutif de l'Unesco où il oeuvrait inlassablement au services des cultures orales ; on lui doit cette sentence célèbre : 'En Afrique, quand un viellard meurt,
c'est une bibliothèque qui brûle".
Il a écrit de nombreux ouvrages sur les traditions, les
religions et les civilisations africaines, des contes, des récits initiatiques... Une très riche bibliographie dont, pour n'en citer que trois :
- L'étrange destin de Wangrin Grand prix
littéraire de l'Afrique Noire de l'ADELF en 1974 et Prix littéraire francophone en 1983.
- Jésus vu par un Musulman en 1976
- Vie et enseignement de Tierno Bokar, le Sage de Bandiagara Aux Editions du Seuil "Point Sagesse" en 1980.
>> Tierno Bokar (né en 1875 à Ségou, mort en 1939) est un Sage de l’Islam. Il a suivi l’enseignement du grand maître soufi mystique Tidjani à Bandiagara où sa famille s’installe après la conquête française. Il fonde son école coranique. Amadou Hampâté Bâ était son disciple.
>> Lignes de perles en vrac : photos de perles achetées sur le marché de Treichville d'Abidjan. Ces perles anciennes servaient de monnaie pour le commerce des esclaves. Elles venaient d'Europe, en particulier de Venise.
>> La carte du Mali figure dans le livre photographié ci- dessus.
>> La belle dame Peule : peinture "la fille du chef" de Fabienne Arietti - Collection publique d'Art ethniaue
>> En pirogue sur le fleuve Niger : photo d'un "séjour-voyage" au Mali.