« Je me tournais vers l’avant. La proue de l’embarcation fendait en deux les eaux
soyeuses et limpides du vieux fleuve dont le courant nous portait, comme pour m’entraîner plus vite vers le monde inconnu qui m’attendait, vers la grande aventure de ma vie d’homme.
»
Adieu au bord du fleuve
« Le matin du départ, ma mère m’accompagna au bord du fleuve. Juste avant la rive, il fallait franchir une petite dune de
sable. Nous marchions en nous tenant par la main. Tandis que nous redescendions, tournés vers le sud, le vent du nord plaquait nos vêtements dans notre dos. Ma mère tint à monter dans la pirogue
pour vérifier de ses propres yeux que rien ne manquait à l’intérieur des roufs. Rassurée, elle distribua quelques derniers cadeaux et revint sur la berge. Me prenant par la main, elle m’attira un
peu plus loin. Là, elle me remit cinquante francs pour mes frais de voyage, puis, prenant mes deux mains dans les siennes, elle me dit :
“Regarde-moi bien dans les yeux.”
Je plongeai mon regard dans le sien, et pendant un instant, comme on dit en peul, “nos yeux devinrent
quatre.”
Toute l’énergie de cette femme indomptable semblait couler d’elle à moi à travers son regard. Alors elle
retourna mes mains, et dans un geste de grande bénédiction maternelle, à la façon des mamans africaines, elle passa le bout de sa langue sur mes paumes. Puis elle dit:
“Mon fils, je vais te donner quelques conseils qui te seront utiles pour toute ta vie
d’homme. Retiens-les bien — elle marquait chacun de ses conseils en touchant le bout d’un de ses doigts:
“N’ouvre jamais ta malle en présence de qui que ce soit. La force d’un homme vient de sa réserve ;
il ne faut étaler ni sa misère ni sa fortune. Fortune exhibée appelle jaloux. quémandeurs et voleurs.
“N’envie jamais rien ni personne. Accepte ton sort avec fermeté, sois patient dans l’adversité et mesuré
dans le bonheur. Ne te juge pas par rapport à ceux qui sont au- dessus de toi, mais par rapport à ceux qui sont moins favorisés que toi.
“Ne sois pas avare. Fais l’aumône autant que tu le pourras, mais fais-la aux malheureux plutôt
qu’aux petits marabouts ambulants.
“Rends le plus de services que tu pourras et demandes en le moins possible. Fais-le sans orgueil
et ne sois jamais ingrat ni envers Dieu ni envers les hommes.
“Sois fidèle dans tes amitiés et fais tout pour ne pas blesser tes amis,
Ne te bats jamais avec un homme plus jeune ou plus faible que toi.
“Si tu partages un plat avec des amis ou des inconnus, ne prends jamais un gros morceau, ne
remplis pas trop ta bouche d’aliments, et surtout ne regarde pas les gens pendant que vous mangez, car rien n’est plus vilain que la mastication. Et ne sois jamais le dernier à te lever ;
s’attarder autour d’un plat est le propre des gourmands, et la gourmandise est honteuse.
“Respecte les personnes âgées. Chaque fois que tu rencontreras un vieillard, aborde-le avec
respect et fais-lui un cadeau, si minime soit-il. Demande-lui des conseils et questionne-le avec discrétion.
“Méfie-toi des flatteurs, des femmes de mauvaise vie, des jeux de hasard et de
l’alcool.
“Respecte tes chefs, mais ne les mets pas à la place de Dieu.
“Fais régulièrement tes prières. Confie ton sort à Dieu : chaque matin au lever, et remercie le
chaque soir avant de te coucher.
“Tu as bien compris ?
— Oui, Dadda.
— Enfin, n’oublie pas, au cours de ton voyage, d’aller saluer nos parents à Diafarabé, Moura,
Saredina et Mopti. Et dès que tu arriveras à Bandiagara, réserve ta première visite à Tierno Bokar *. Quand tu le verras, dis-lui ceci : Ma mère, ta petite soeur, me commande de venir me remettre
entre les mains de Dieu par ton entremise. Tu as bien tout retenu ?
— Oui Dadda, sois tranquille. Je garderai chacune de tes paroles devant moi toute ma vie,”
En revenant vers la pirogue, nos pieds s’enfonçaient dans le sable fin. Avant que je ne m’embarque, ma
mère récita la Fatiha et me bénit :
“Que la paix de Dieu t’accompagne ! Va en paix, que ton séjour se passe dans la paix, et
reviens-nous ensuite avec la paix !“
Comme je disais : "Amîne ” elle pivota sur elle-même et reprit le chemin de la dune, marchant
toute droite, sans se retourner une seule fois. J’avais l’impression qu’elle pleurait, mais sans doute cette femme si fière, que presque personne n’avait jamais vue pleurer et qui était peu
habituée aux effusions, surtout avec son grand fils, ne voulait-elle pas que je voie ses larmes.»
A ne pas manquer sur le Blog de Ptite Part
Le Roi et le
Fou
Conte peul d'Amadou Hampâté Bâ
Notes
>> Amadou Hampâté Bâ est un merveilleux conteur à la mémoire fascinante, un homme d'une
grande culture servie par un itinéraire spirituel
d'exception. Il siégeait au Conseil exécutif de l'Unesco où il oeuvrait inlassablement au services des cultures orales ; on lui doit cette sentence célèbre : 'En Afrique, quand un viellard meurt,
c'est une bibliothèque qui brûle".
Il a écrit de nombreux ouvrages sur les traditions, les
religions et les civilisations africaines, des contes, des récits initiatiques... Une très riche bibliographie dont, pour n'en citer que trois :
- L'étrange destin de Wangrin Grand prix
littéraire de l'Afrique Noire de l'ADELF en 1974 et Prix littéraire francophone en 1983.
- Jésus vu par un
Musulman en
1976
- Vie et enseignement de Tierno Bokar, le Sage de
Bandiagara Aux Editions du Seuil "Point Sagesse" en 1980.
>> Tierno
Bokar (né en 1875 à Ségou, mort en 1939) est un Sage de l’Islam. Il a suivi l’enseignement du grand maître soufi mystique Tidjani
à Bandiagara où sa famille s’installe après la conquête française. Il fonde son école coranique. Amadou Hampâté Bâ était son disciple.
>> Lignes de perles en vrac : photos de perles
achetées sur le marché de Treichville d'Abidjan. Ces perles anciennes servaient de monnaie pour le commerce des esclaves. Elles venaient d'Europe, en particulier de Venise.
>> La carte du Mali figure dans le livre
photographié ci- dessus.
>> La belle dame Peule : peinture "la fille du
chef" de Fabienne Arietti - Collection publique d'Art
ethniaue
>> En pirogue sur le fleuve
Niger : photo d'un "séjour-voyage" au Mali.